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Quand on n’a que l’humour …

2 janvier 2023

Benedikt Benenati

Consultant en transformation, fondateur du cabinet de conseil Only the braves, Benedikt est un expert des enjeux de mobilisation et transformations internes. Il aime particulièrement piloter des programmes de transformation « non conventionnels » qui ouvrent vers une culture plus collaborative.

Un monde absurde qui ne donne plus envie et où l’on se sent trahi

Depuis quelques mois, une farandole de mots nouveaux – la plupart en anglais – semble alimenter la remise en cause du modèle des grandes organisations : bullshit jobs, burn-out, bore-out, brown-out, grande démission, quiet quitting, …(*). Pourtant ces mots à la mode ne sont que des symptômes d’une crise profonde et de longue durée concernant l’engagement des collaborateurs en France, qui continue à dégringoler. L’étude menée tous les ans par l’institut Gallup sur 38 pays européens, publiée en juin 2022, confirme que seulement 6% des employés français se déclarent réellement engagés dans leurs missions au travail.

Le problème est profond, notamment dans les grandes organisations où les critiques de désincarnation ont augmenté et le contrat de confiance entre le salarié et l’entreprise est sérieusement remis en cause avec une sensation diffuse de ras-le-bol et de fatigue face à ce bullshit galopant. Ils ont le sentiment que les objectifs fixés sont déconnectés de la réalité et sont découragés par l’accumulation de processus de contrôle et de reporting et par un langage technique et désincarné qui ne donne tout simplement pas envie de s’engager. Dans son livre « Anti bullshit. Post-vérité, nudge, storytelling : quand les mots n’ont plus de sens (Et comment y remédier) » la sémio-linguiste Elodie Mielczareck explique que les salariés sont en état de trouble permanent, bombardés tous les jours d’injonctions paradoxales, et les mots qui sont utilisés, entendus ou lus s’opposent à la réalité telle qu’ils la vivent. « Le bullshit est une manipulation du langage… Il signifie littéralement raconter de la merde… ».

La crise sanitaire a amplifié ce phénomène, avec la mise en place de nouveaux codes et de nouvelles relations de travail à distance qui ne marchent que sur une base de confiance mais qui, en réalité, ont souvent généré encore plus de contrôle et donc de défiance. Elodie Mielczareck précise : « le bullshit colle à l’imaginaire anthropologique, social et collectif de la trahison. Là où il y a confiance mutuelle, il n’y a pas de bullshit. Car la confiance revêt une dimension contractuelle. Lorsque ce contrat n’est plus valide, c’est la porte ouverte aux bullshitters ».

Face à cette situation où la détresse, la tristesse, l’ennui, la perte de sens et le désengagement ne cessent d’augmenter dans nos entreprises, comment faire pour injecter un peu d’espoir et de courage ? Et si on (re)tentait la carte de l’humour ?

Le bullshit est une manipulation du langage… Il signifie littéralement raconter de la merde…

Benedikt Benenati, Consultant en transformation

L’humour, notre doigt d’honneur à l’absurdité

Il est vrai que nos organisations sont presque toujours agelastes, c’est-à- dire réfractaires à l’humour. Qu’ils soient cocasses, subtils, dans la raillerie, la dérision ou l’autodérision ces traits de l’esprit sont presque toujours réservés à des conversations discrètes entre pairs, à la machine à café. Dans certaines organisations, l’air est carrément pesant, on se croirait presque dans le roman Le nom de la Rose d’Umberto Eco, qui raconte la mort mystérieuse de certains moines d’une abbaye bénédictine du XIVe siècle, empoisonnés parce qu’ils avaient lu un livre interdit écrit par Aristote sur le rire. Pourquoi donc cette aversion au rire ? Serait-ce parce que les managers craignent que leurs équipes remettent en cause leur autorité ?

Catherine Petithomme, administratrice historique de l’Afci, et passionnée du thème du rire dans l’entreprise, avait déjà constaté dans un article des Cahiers de la Communication interne en 2015 que « l’humour pénètre difficilement les entreprises car la représentation sociale que le travail c’est sérieux et qu’il n’y a pas de place pour l’amusement est tenace. ». Et elle signale aussi que « faire de l’humour c’est lâcher le contrôle … et craindre de perdre le pouvoir. Pouvoir sur la situation, pouvoir sur les autres. ».

L’humour est notre doigt d’honneur à l’absurdité, c’est un acte de résistance pour contrer l’ennui ou la détresse. En faisant de l’humour nous remettons en question les choses qu’on considère intouchables. Face à ce qui nous arrive, l’humour est notre façon d’affirmer notre dignité, de dire : « nous ne sommes pas dupes ».

L’humour, pour se préserver

Charlie Chaplin savait bien que « quand un monde de déceptions et d’ennuis s’abat sur vous, si l’on ne s’abandonne pas au désespoir on se tourne soit vers la philosophie, soit vers l’humour. » En faisant de l’humour on porte un regard sur une situation pour la dédramatiser et ceci renforce finalement notre instinct de survie et sauvegarde notre santé d’esprit. Isabelle Barros, administratrice de l’Afci est aussi convaincue que l’humour est « un moyen de se détacher et de prendre du recul par rapport à certaines situations difficiles, dans l’objectif (outre la bonne humeur bien sûr) de se préserver ».

Le sujet de l’humour comme remède face au monde kafkaïen de la bureaucratie et de l’absurdie en entreprise est tout sauf nouveau ! C’est en 1989 que Scott Adams a commencé à décrire ces aspects de la vie au bureau, à travers son personnage Dilbert, que nous avons découvert avec un amusement mêlé de consternation.

Ses nombreux livres sont de véritables manuels de management, et l’auteur continue à nous régaler avec des comic- strips au temps du Covid-19. Aujourd’hui, d’autres humoristes comme Karim Duval ont pris la relève sur Linkedin pour décrire avec finesse certaines des pathologies de l’entreprise.

L’humour qui nous fait du bien et qui nous rapproche

Catherine Petithomme nous confirme que « l’humour augmente la créativité et l’innovation en rompant les schémas de pensée circulaires et improductifs. L’humour impacte de nombreuses manières le collectif : il consolide les liens interpersonnels et renforce la communauté au travail et ainsi la cohésion sociale. Il crée une mentalité collective renforçant de fait la culture interne. Blaguer, rire ensemble nous humanise et booste le moral. Comme outil de communication, l’humour sert un rôle pédagogique. Il permet d’expliquer ce qui parait complexe ou ce qui intéresse peu a priori. L’humour, qui joue sur les décalages avec les codes en usage renforce l’impact de messages sur l’instant et dans le temps. Il balaie les non-dits, se moque de la langue de bois, caricature les travers de nos organisations. ».

L’humour est ainsi une sorte de lubrifiant social des relations de travail et de fait c’est un baromètre de l’état de santé et du bon fonctionnement d’une organisation innovante. Appréhender une situation à travers le prisme de l’humour permet de prendre de la distance, de voir les choses avec un regard frais et plus léger et de dénicher des pistes de solutions nouvelles à des problèmes.

Mais attention, on ne badine pas avec l’humour !

Certaines entreprises ont essayé de mettre en place un humour officiel, consensuel et lisse. Mais ces exercices maladroits ont été contreproductifs et apparentés à une nouvelle langue de bois, une tentative d’instrumentaliser, ou pire encore, d’infantiliser avec de la câlinothérapie impulsée par des Chief Happyness Officers. L’humour ne se décrète pas et pourrait être coercitif.

Il ne manquerait plus qu’on nous ordonne de rigoler ! Jean-Marie Charpentier, administrateur de l’Afci, confirme que « ce sont les salariés qui peuvent et doivent (autant que possible) en être à l’origine. Comme une bouée, une respiration, un moyen de sortir des injonctions paradoxales… ça sonnera toujours faux si ça vient d’en haut. L’injonction à rire prête à rire… ».

Par définition l’humour apporte du désordre, et ce désordre est sain et vertueux.

L’humour est un acte de transgression, on pointe des dysfonctionnements et on prend des risques à sortir du bois. Il faut savoir manier cet art avec finesse. Lionel Bellenger, auteur du livre « Manager avec le rire », nous rappelle que « quand Molière fait rire, il se moque de Louis XIV, mais il le fait avec beaucoup de talent, de finesse. Par ailleurs, l’éthique de l’humour devrait être de ne pas faire de victime ou de mal autour de soi. L’humour ne doit pas condamner quelqu’un, d’autant plus si cette personne est faible. »

Là où les blagues ne seront pas punies…

L’enjeu n’est évidemment pas de former des humoristes attitrés pour soigner les pathologies au sein de l’entreprise. Pour être efficace et crédible l’humour doit être spontané et surtout incarné. Amy Edmonson, professeure en leadership à l’Université de Harvard, pense que la mission d’un manager est de créer autour de lui un environnement où chacun sait qu’il ne sera pas puni ou pénalisé pour avoir commis des erreurs ou pour avoir proposé ses idées. C’est ce qu’elle appelle la « sécurité psychologique » et ses études confirment que c’est ainsi qu’on améliore l’engagement des salariés, leur créativité et la performance collective.

Serait-ce donc la simple condition pour favoriser l’émergence d’un humour spontané et authentique ? Avoir partout des équipes où l’on est sérieux sans se prendre au sérieux ? Des équipes où l’on est même capable de partager des humours différents (puisqu’on ne rigole pas tous des même choses) et d’assurer donc cette coexistence des rires ? Serait-il possible de faire le pari qu’une organisation où l’on se sent tout simplement en sécurité de partager librement ses meilleurs traits d’esprit, sans devoir trop se soucier des conséquences, serait l’entreprise où les salariés auront envie de rester et peut-être même de s’engager un peu plus ?

Occasion à saisir, disponible de suite : poste de Fou du Roy (en CDD 😉

Dans ce cadre extrêmement dynamique, l’opportunité se présente aux communicants de continuer à faire évoluer et d’affirmer leur mission et la valeur qu’ils créent au sein de l’entreprise.

Comme le suggère Jean-Marie Charpentier, ils pourront assumer le rôle de « passeurs d’humour, pour rendre visible et faire circuler l’humour généré par les salariés ». Mais certains communicants vont peut-être aussi accepter ce nouveau poste de fou du Roy, et devenir ainsi les pourfendeurs du bullshit, les chatouilleurs de la langue de bois, notamment de celle des dirigeants. Intrépides, ils pourront aider les managers à trouver les bons mots pour faire partager un projet collectif, à donner envie de s’associer pour un but commun qui vaille la peine, ce que les juristes appellent l’affectio societatis. Pour y arriver, il s’autoriseront au bon moment des traits d’humour de qualité parce que – comme nous encourage à le faire la philosophe Hannah Arendt – « les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action ».

(*) Petit glossaire des nouveaux mots à la mode dans un monde complexe (source : Wikipédia)

  • Bullshit jobs : concept théorisé par l’anthropologue David Graeber, il désigne des tâches inutiles, superficielles et vides de sens effectuées dans le monde du travail
  • Burn-out : état de fatigue intense et de grande détresse causé par le stress au travail
  • Bore-out : état d’ennui mortifère quotidien au travail causé par un manque de stimulation intellectuelle, une impression d’inutilité et un manque de sollicitation
  • Brown-out : état de manque d’énergie d’un salarié qui ne donne plus de sens à ses tâches (le brown-out est plus difficile à identifier que le burn-out ou le bore-out)
  • Grande démission : ample phénomène de démissions professionnelles qui a commencé aux Etats-Unis suite à la pandémie de Covid-19 lorsque des millions de travailleurs insatisfaits de leur travail ou de leur salaire ont quitté leur emploi.
  • Quiet quitting : la démission silencieuse à travers l’application du zèle dans lequel les employés travaillent pendant des heures de travail définies et s’engagent uniquement dans des activités pendant ces heures.

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