Les mots, ce qu’ils disent de la crise… et de l’après
Mariette Darrigrand est sémiologue, spécialisée dans le discours médiatique. Elle s’intéresse notamment aux « mots tendance », à ces expressions qui émergent parfois avant de disparaître ou, au contraire, de s’installer dans le langage commun.
Elle a fondé en 2013 le cabinet Des faits et des signes, spécialisé en sémiologie et en conseil stratégique, au sein duquel elle accompagne régulièrement des entreprises dans leur communication. Elle est également conférencière et auteure de nombreux ouvrages, dont Comment les médias nous parlent (mal), aux éditions François Bourin.
Une crise de l’ampleur de celle que nous vivons charrie tout un ensemble de mots et d’expressions. Parmi eux, il en est un qui a marqué les différentes étapes de la crise sanitaire, « confinement », avec la suite que nous connaissons aujourd’hui, le « déconfinement ». Singulier vocabulaire, tout de même, censé embrasser de multiples dimensions de notre vie, à commencer par notre liberté de déplacement !
Mariette Darrigrand : Absolument. C’est un mot d’ancien français pour ainsi dire, revenu tout à coup, porté par l’hypermodernité.
C’est un premier paradoxe. Et quand nous ouvrons le mot, ce que j’ai fait tout de suite, parce qu’il était vraiment intéressant sur un plan sémiologique, nous constatons un autre paradoxe bien plus intéressant encore : le mot « confinement » contient son contraire. En latin, finis signifie la fin au sens de l’horizon. Avant que l’on sache que la Terre était ronde, on pensait qu’elle était plate. Et on ne savait pas quel terme employer. En l’occurrence, cum-finis signifie les confins. Ainsi, le confinement contient son contraire, les confins, l’horizon, que connaissent bien les écrivains voyageurs et leurs lecteurs.
D’autres mots ont connu un développement particulier, comme les « gestes barrières » ou encore la « distanciation ». On voit bien ce que distance veut dire, mais dans le mot distanciation appliqué à ce qu’il nous arrive, il y avait davantage. Quelque chose de l’ordre d’une nouvelle mise en scène de la livre du sociologue Erving Goffman, mais aussi de l’ordre de la distanciation que Bertolt Brecht recommandait à ses comédiens1. La crise ne nous amène-t-elle pas à revoir nos rôles et nos gestes dans l’espace public
M.D. : Si ! Je vous suis complètement dans cette métaphore théâtrale et brechtienne2. D’ailleurs, on le voit de manière empirique, quand on arrive quelque part – nous allons nous habituer –, le commerçant qui nous accueille masqué exprime très souvent un petit commentaire métalinguistique sur la situation, comme « ah ! c’est difficile de respirer avec un masque ». Nous sommes en train de réinventer une certaine mise en scène de nos gestes, avec les gestes barrières, mais aussi de notre socialité.
En général, quand on dit que quelqu’un est distant, cela évoque une personne peu empathique, peu proche de nous. Mais dans la culture asiatique, tout particulièrement au Japon, le non-contact est au contraire un signe de respect, d’affect. C’est même à cela que se voit la qualité de la relation. En Europe, en particulier en France, où nous avons la culture du contact, nous assistons à une sorte d’asiatisation de nos mœurs
Les politiques, les médias et les experts scientifiques ou médicaux se sont beaucoup exprimés pendant toute cette période.
Qu’est-ce qui vous a particulièrement frappée, outre une profusion bien réelle dans cette circulation de mots, d’arguments et de polémiques, parfois ? Je pense à la question des masques ou à celle de l’hydroxychloroquine, par exemple. Peut-on dégager quelques dominantes de cette arène de communication qu’a été – et est encore – la pandémie ?
M.D. : Ce qui nous a vraiment sauté aux yeux, c’est la fragilité du savoir. Nous avons vu ce que font les médecins entre eux quand on n’est pas là : ils échangent des interprétations. La médecine n’est pas une science exacte. C’est une forme d’interprétation, donc une sorte d’art.
En sémiologie, on le sait bien. Rappelez-vous cette formule célèbre de Roland Barthes, « là où il y a du langage, il n’y a pas de vérité ». Cela ne veut pas dire que tout est fake news, mais que le savoir lui-même est en train de se construire. Cela nous demandera, en tant que récepteurs, utilisateurs et bénéficiaires de ce savoir, d’être plus adultes en prenant conscience d’être dans une zone où s’affrontent deux théories, et que nous ne sommes pas près de savoir ! Il va falloir faire de grandes recherches. Et je pense que cette blessure narcissique sera difficile à digérer. En revanche, en communication, on le voit déjà, c’est très favorable aux discours d’expertise étayés – et c’est une bonne nouvelle. Par ailleurs, du côté de la consommation de produits culturels, les gens sont allés spontanément soit vers des grands classiques, soit vers des nouveaux essais. Nous avons vu émerger de jeunes anthropologues et de jeunes historiens. Je pense donc que le discours intelligent et intelligible a de beaux jours devant lui !
L’être humain a-t-il jamais travaillé sans communiquer ? Le travail est une chaîne de paroles.
Mariette Darrigrand,Comment avez-vous perçu le discours des marques, en général ? Les mots n’étaient pas ceux du domaine commercial à proprement parler. La grande distribution a joué un rôle de quasi-service public. Et dans le secteur du luxe, LVMH a fabriqué du gel et Chanel des masques. Quelle dimension a pris ce positionnement des marques dans la crise ?
MD. Deux éléments me semblent très importants pour la suite. D’une part, arrive un moment où les mots ne suffisent plus.
La crise de la Covid-19 a fait passer une sorte de cap à tout le discours des manifestes et des philosophies de marques. Comme si cela ne suffisait plus. Les marques sont donc passées à l’acte. Elles l’ont fait par esprit de solidarité, mais on a bien vu que cela rétroagissait favorablement sur les marques elles-mêmes. C’est tout à fait important. Il y avait d’ailleurs une attente de passage à l’acte de la part du public, qui désirait être aidé à agir.
D’autre part, quand je travaille avec les marques, nous sommes toujours à la recherche d’un glossaire propre et de mots qui spécifient la démarche. Parfois, il suffit de quelques-uns. Mais dans ce moment très idéologique de bascule, une dizaine de mots structurants apparaissent : responsabilité, long terme, bienveillance, soutenabilité, etc. Tout le monde dit la même chose. Ce cadre ne peut être qu’un préalable, le préambule du discours d’une entreprise ou d’un patron. Il faut aller chercher sa propre variation, sa propre interprétation de ces grands mots. En linguistique, il y a les mots collectifs, qui structurent le débat public, les visions du moment, ce que l’on appelle le code, et il y a le discours. Ce dernier est plus agile, plus léger, plus subjectif. Il est plein de métaphores intéressantes qui correspondent à la démarche de l’entreprise et qu’incarnent les gens qui y travaillent.
Venons-en au discours interne des entreprises, à la manière dont elles se sont adressées aux salariés confinés en télétravail ou à ceux présents sur le terrain. Sans doute y a-t-il aussi eu un déplacement, mais de quel ordre ? Que retenez-vous de ces discours internes ?
M.D. : Je les ai trouvés assez proches de ce que peuvent dire les gouvernants et les personnalités politiques en général : des discours de haut vol, avec une réelle émotion – de la bonne gouvernance. Les meilleurs modèles sont les discours des nouveaux leaders politiques. Jacinda Ardern, Première ministre de Nouvelle-Zélande, tient vraiment le haut du pavé en la matière. Son discours a ceci de très intéressant qu’il relève de la communication interne. En fait, elle parle aux citoyens comme un patron ou un entrepreneur le ferait. Outre qu’elle souligne la nécessité de sécuriser, l’importance de la santé, l’idée d’être avec et de « faire corps » ensemble ou encore le besoin de mobilisation, elle a une manière très intéressante d’articuler l’epos et le logos, c’est à- dire l’épopée, le haut fait – la guerre dans le sens de la difficulté – et l’idée, la notion de modèle, pour faire converger. C’est vraiment une leçon à prendre.
Faire de même en entreprise est une clé absolument nécessaire, parce que les salariés sont des citoyens. Certains ont redécouvert une façon de travailler hors de l’entreprise. Par moments et par endroits, ils se sont sentis davantage citoyens et membres de la cité ou du monde que membres de leur entreprise. Aussi la question de l’appartenance se posera-t-elle avec force aux dirigeants et aux responsables de communication interne.
Cela pose la question de l’appartenance et de l’engagement. Par ailleurs, quel est votre avis sur le télétravail, pas tant comme modalité technique de travail à distance que comme espace nouveau de communication dans le travail ? Qu’observez-vous quant aux usages, formes, voire rituels de la conversation via ces outils ?
M.D. : Il faut partir de la conversation, qui est l’un de mes mots préférés. Étymologiquement, la conversation ce n’est pas parler, mais « verser », c’est-à-dire tourner son visage vers quelqu’un. Cette attitude est fondamentale dans les relations humaines. En philosophie, notamment en phénoménologie, nous savons que le visage est crucial dans l’interrelation. Ainsi, comment garder un vrai visage ? Pas seulement une image ou une figure qui s’affiche et qui parle, mais une vraie personne ? Persona est d’ailleurs la première version du mot masque. Tout cela joue sur ce que l’on appelait, en ancien français, le vis-à-vis. Le vis-à-vis, c’est le lien interhumain. Il n’y a pas d’humanité civilisée sans vis-à-vis. Les nouvelles technologies ne nous offrent que le premier niveau de cela : le côté pratique. Le télétravail a ainsi permis un gain de temps extraordinaire – et une réduction de la pollution.
Le lien interhumain donnerait sa valeur au mot travail, qui conserve un sens négatif même si l’étymologie tripalium est heureusement remise en cause. Le télétravail a une dimension positive de ce point de vue. Mais ce qui est devant nous, ce sont les autres façons de dire « travail ». Par exemple, le mot grec ergon – ergonomie. Est-on vraiment en ergonomie lors d’une réunion par visioconférence ? C’est un vrai sujet. On n’est pas bien, on se fatigue, on se fatigue les yeux, on entend mal… Toute cette ergonomie-là doit être retravaillée.
Enfin, les indépendants, comme moi, sont habitués à faire varier leur vie professionnelle entre les moments de télétravail chez eux et les moments de collaboratif informel. Lorsque nous nous retrouvons entre consultants, dans des collectifs, pour travailler sur des projets en commun, nous constatons un gain de créativité et d’inventivité. C’est cela qu’il ne faut pas perdre lorsqu’on n’est pas ensemble dans le même espace, lorsqu’on ne peut plus aller ensemble d’un bureau à l’autre ou d’une machine à café à l’autre. Il faudra faire très attention au collaboratif informel.
De façon plus générale, quelle place occupe la parole dans le travail selon vous ? Certains ont fait le constat que l’on ne pouvait plus travailler sans communiquer. Certes, mais jusqu’où ?
M.D. : L’être humain a-t-il jamais travaillé sans communiquer ? Le travail est une chaîne de paroles. L’une des fonctions fondamentales du langage est le phatique – vous connaissez cela mieux que moi. C’est un geste, finalement. C’est se toucher par les mots et la parole. C’est une forme d’oralité absolument nécessaire à la dimension ergonomique de la vie. En l’occurrence, les technologies nous rendent bien service. Imaginons que nous n’ayons pas eu le wifi ou le téléphone durant le confinement. Le sentiment de solitude aurait été terrible. La parole dans le travail commence par ce contact et continue par ce que j’appelle des mots inutiles. Nous sommes aujourd’hui obsédés par l’utilité, par opposition au frivole. L’utile a gagné contre le futile, pour le moment, ce qui pose un problème dans l’industrie du luxe, d’ailleurs. Pourtant, certaines choses inutiles sont très importantes. Je pense au très beau livre d’Hugo Pratt, Le Désir d’être inutile.
Nous disons parfois des choses qui n’ont pas d’utilité directe, mais qui sont de petites pépites affectives, émotionnelles, stimulantes, parfois méchantes, en tout cas parties intégrantes du collaboratif informel.
Ce langage-là n’est pas de la communication voulue. Il va à l’encontre des technologies et de la communication autoritaire qu’on nous impose. Quand nous serons en présentiel, il faudra que nous nous arrangions, je ne sais pas encore comment, pour surenchérir là où les mots ont une valeur très importante, bien qu’inutile, pas utilitariste, plutôt poétique. La poésie est revenue aussi dans le confinement, d’ailleurs. Je crois beaucoup à la vertu de ce déplacement du langage hors communication. C’est une communication phatique, affective, dans laquelle nous n’allons pas assez parce que l’école nous apprend à nous taire, et parce que la socialité nous apprend à parler quand c’est notre tour. Les mots-images seraient pourtant très importants à développer.
Retrouver de l’informel, retrouver du sensible, parfois du silence – mais en présence de l’autre ou en présence des autres. Que peut-il rester d’une période comme celle-ci dans le champ lexical ? Comment les mots et les néologismes, peuvent-ils perdurer et se transmettre ? Alors que la langue est vivante, quels mots de l’époque et quelles réalités associées ouvrent des espaces nouveaux ?
M.D. : Certains mots deviennent galvaudés, comme « responsabilité », « solidarité », etc. Ils n’en restent pas moins très importants, bien sûr, et doivent être illustrés, incarnés. À l’inverse, d’autres reviennent sur le devant de la scène, comme « robustesse », qui est revenu par les statistiques. On a dit, par exemple, que les études du professeur Raoult n’étaient pas assez « robustes ».
Je me suis aussi intéressée au mot « zoonose ». Je ne le connaissais pas, et pourtant il date du XIXe siècle. Il est revenu parce que la Covid-19 est une zoonose, c’est-à-dire une maladie humaine qui vient d’un animal. Zoon signifie « la vie » en grec. Il y a d’ailleurs deux mots pour dire « vie » en grec : zoon et bios. Ces dernières années, nous avons redécouvert bios, avec le « bio ». Désormais, nous allons redécouvrir zoon, la vie animale. « Comment continuerons-nous à vivre en meilleure interdépendance des règnes », pour citer l’anthropologue Philippe Descola, c’est-à dire l’humain, le minéral et le végétal ? Le fait que nous ayons été touchés dans notre santé spécifique – humaine – par de l’animalité montre à mon sens une prééminence à retrouver de l’humain. Cela explique d’ailleurs le retour des mots « humanisme » et « humain ». Ce sont donc des valences de mots très fortes. Je dirais aussi que « vertu » sera important – outre que ce mot est très beau –, ainsi que « espoir », qui a été mis en scène par des artistes. Dans les langues romanes, « espoir » veut dire attendre quelque chose, attendre de la vie. Et en anglais, « hope » est plus actif et relève d’une origine et d’une racine plus corporelles. C’est le fait de s’élancer vers l’avant. Si l’on articule les deux – espoir et hope –, on est bien parti !
1- La Mise en scène de la vie quotidienne, Erving Goffman. Éditions de minuit, 1973.
2- Par opposition à l’identification, la distanciation brechtienne invite les acteurs de théâtre à prendre du recul par rapport à leur personnage de différentes manières. Il s’agit d’amener le spectateur à une prise de conscience politique et à réfléchir sur la place de l’acte théâtral dans la société.