L’entreprise, nouvel acteur politique ?
En quoi l’entreprise joue-t-elle un rôle politique ? Au regard de l’évolution des entreprises et de la société, il est intéressant de comprendre comment l’entreprise peut venir renforcer la démocratie et comment la démocratie interroge les pratiques et stratégies d’entreprise soumises à l’impératif de rentabilité. À travers leur essai Puissante et fragile, l’entreprise en démocratie (éditions Odile Jacob), Dominique et Alain Schnapper éclairent ces questions d’actualité. Auteurs et lauréats du Prix du livre Afci 2021, ils nous font part de leurs regards croisés, entre analyse sociologique et expertise managériale.
Propos recueillis par Dorothée Phelip et Jean-Marie Charpentier
Au fond, que représente l’entreprise aujourd’hui ?
Alain Schnapper : L’entreprise est un collectif d’action et d’innovation. Son rôle est, d’une part de mobiliser des ressources pour produire des biens, des services, des usages, mais d’autre part, elle a aussi vocation à transformer la société. L’entreprise agit sous la contrainte de la rentabilité, sans pour autant se donner de limites dans le temps, en cherchant à prolonger son existence. Nous retrouvons cette dimension de collectif d’action et d’innovation depuis la fin du XIXème siècle, renforcée par des interactions avec le fonctionnement de l’État.
Pourquoi rapprocher aujourd’hui entreprise et démocratie ? Qu’est-ce qui a changé, pour remettre ainsi l’entreprise en perspective avec la démocratie ?
Dominique Schnapper : D’un côté, les sociologues s’occupent principalement de l’entreprise comme milieu social et éventuellement de la démocratie. D’autres chercheurs s’intéressent au fonctionnement de l’entreprise du point de vue économique ou du point de vue de la gestion. L’intérêt et l’originalité du projet que nous avons réalisé ensemble résident dans ce dialogue étroit entre la connaissance de l’entreprise et l’effet de celle-ci sur la démocratie et réciproquement. Notre collaboration a permis de conjuguer ces deux points de vue ensemble. Évidemment, tout le monde s’accorde sur le fait que l’entreprise étant une institution de la démocratie, cette dernière a un effet sur l’entreprise, ne serait-ce que parce qu’elle est composée d’hommes et de femmes qui sont des démocrates.
Nous relevons un effet de la démocratie sur le fonctionnement interne de l’entreprise par le fait qu’elle est formée d’un collectif d’homo democraticus, comme l’on parle d’homo economicus. Par sa puissance d’action, par ses effets sociaux, par ses conséquences sur la société, l’entreprise est l’une des conditions d’exercice de la démocratie. Les entreprises sont suffisamment actives et efficaces pour produire les richesses qui sont redistribuées dans les social-démocraties actuelles, ces régimes s’efforcent de conjuguer la vitalité du capitalisme et la redistribution indispensable au nom des valeurs démocratiques. Des travaux ont été menés pour montrer comment la social-démocratie s’organise différemment dans les différents pays, mais le principe relève toujours fondamentalement du compromis social-démocrate. Les conséquences du projet démocratique sur l’entreprise – et inversement – sont au cœur de ce que nous avons souhaité traiter.
Par sa puissance d’action, par ses effets sociaux, par ses conséquences sur la société, l’entreprise est l’une des conditions d’exercice de la démocratie.
Dominique Schnapper, Membre honoraire du Conseil constitutionnelDans quelle mesure les crises, qu’elles soient financières, sociales ou climatiques, amènent-elles de nouvelles régulations pour l’entreprise ?
AS : De manière générale, dans nos sociétés démocratiques, les entreprises fonctionnent dans des environnements définis par les règlements imposés par l’État et par le consensus de l’opinion publique. Depuis la crise financière de 2008, les crises que nous vivons font que la société exprime des attentes nouvelles à l’égard des entreprises. Les entreprises ont à faire face à de nouvelles exigences et à se poser des questions sur leur utilité. Comment peuvent-elles contribuer à transformer le monde ?
Que signifie être responsable ?
Le contexte renforce les attentes et les exigences, même si ce n’est pas nouveau historiquement. Au siècle dernier, les conditions économiques et politiques ont eu des conséquences sur la façon dont les entreprises se sont développées et ont, elles-mêmes, transformé les sociétés.
DS : Nous avons, d’une part, les crises économiques stricto sensu et, d’autre part, les guerres qui ont été des occasions de transformations considérables de la société en général et des entreprises en particulier. La guerre en Ukraine actuelle révèle des choses que nous savions déjà, comme la dépendance énergétique à l’égard de la Russie. Cependant, nous n’en tirions aucun enseignement. La guerre est une occasion de réflexion et de remise en cause d’un certain nombre de dispositions.
Les crises et les guerres sont l’occasion d’une refondation politique de l’économique…
DS : Cela force à voir par exemple des situations dont tout le monde n’était pas vraiment conscient. Lors de la pandémie, tout le monde savait que les médicaments dépendaient de l’Inde et de la Chine, mais la remise en cause de la logique purement économique s’est manifestée plus clairement pendant la crise. En ce moment, le problème du blé et du gaz pose la question de la pure logique économique.
AS : Inversement, n’oublions pas que les périodes de guerre – notamment les deux guerres mondiales – sont profitables sur le plan du développement des entreprises poussées à inventer des méthodes et de nouvelles façons de faire dont nous bénéficions encore aujourd’hui. Les victoires ont été obtenues par la capacité des pays à mobiliser leurs entreprises dans la logique de l’effort de guerre. Il s’agit d’une autre dimension révélatrice des interactions entre les entreprises et les États.
Les déformations financières ne sont-elles pas devenues telles qu’elles mettent l’entreprise en danger ?
AS : Absolument ! Dans les entreprises, les actionnaires ont clairement imposé un mode de fonctionnement dans une logique de maximisation de leurs profits – selon la formule de Milton Friedman – ayant conduit à des dysfonctionnements majeurs et continuant à remettre en cause l’utilité même des entreprises pour la société, notamment via la grande transformation amenée par la financiarisation. Dans une certaine mesure, à partir des années 1980, les effets de la financiarisation de l’économie ont transformé les modes de fonctionnement des entreprises et ont fait perdre la synergie de développement qui a opéré pendant presque un siècle, c’est-à-dire avec des entreprises capables d’innover et d’enrichir la société grâce aux conditions offertes par les États. Cet équilibre a été bouleversé, non seulement par la financiarisation, mais aussi par la mondialisation. Les grandes entreprises transnationales ont mis en concurrence les Etats entre eux en allant s’implanter dans les pays offrant les meilleures conditions.
DS : Aujourd’hui, la mondialisation crée des problèmes sociaux, puisqu’une partie de la population la plus modeste se retrouve en concurrence objective avec les salariés de pays émergents. La mondialisation fait que les choix purement économiques vont évidemment vers ces derniers. C’est un problème social particulièrement saillant aujourd’hui.
Dans ce contexte, on a vu apparaître un mouvement d’entreprises dites citoyennes. Ensuite, la RSE s’est affirmée. Aujourd’hui il est question de raison d’être, de statut de société à mission ou de label B-Corp.
Que révèlent ces démarches ? En quoi font-elles bouger les lignes ?
AS : J’observe aujourd’hui deux grandes catégories : ce qui relève de la responsabilité sociale des entreprises – avec notamment le label B-Corp – et le mouvement plus récent de la société à mission assez singulier en France. Le point commun à l’ensemble de ces démarches est une prise de conscience de la capacité qu’ont les entreprises à transformer la société. Or, qui dit pouvoir de transformation implique la question de la responsabilité. Aujourd’hui nous pouvons nous interroger sur la manière dont l’entreprise exerce son pouvoir de manière responsable vis-à-vis de la société. Pour cela, il faut que les entreprises agissent en réduisant leurs externalités négatives (ce qui relève de la RSE) ou en exerçant leur capacité de transformation de manière utile pour la société : c’est le propos de la société à mission. Il s’agit d’un dispositif très original dans le sens où la société à mission cherche à combiner les engagements forts – à travers une raison d’être et des objectifs inscrits dans les statuts votés par les actionnaires engagés –, à la sacro-sainte liberté d’entreprendre, avec un principe de contrôle.
DS : Il s’agit d’un sujet ancien, mais certainement plus vivace aujourd’hui à cause de la diffusion de l’ethos démocratique. En effet, l’interrogation sur le sens de l’entreprise est particulièrement portée par les jeunes générations. La société à mission a justement l’ambition d’y apporter une réponse nouvelle.
AS : Historiquement, la RSE a été abordée de façon managériale, soit une manière pour l’entreprise d’intégrer les exigences de la société, mais sans remettre en cause les problèmes de gouvernance, notamment les relations avec les actionnaires. La démarche de la société à mission est plus ambitieuse, puisqu’elle a la volonté d’entraîner et de mobiliser les actionnaires.
Pensez-vous que les entreprises s’emparent de ces démarches de manière sincère ?
AS : Certaines entreprises vont s’impliquer pour de mauvaises raisons. La vraie question reste de savoir dans quelle proportion. Ensuite, le dispositif en lui-même ne va-t-il pas entraîner les entreprises dans un cycle vertueux ? Je le pense. Nous sommes au début d’un mouvement et 600 entreprises ont franchi le pas. Celles qui le font aujourd’hui, en tant que pionnières, sont généralement très sincères. Dans le cas contraire, les effets sur la réputation seraient redoutables. En somme, la logique même du dispositif a tendance à pousser dans le bon sens.
Comment situer ces démarches de prise en compte sociétale de l’entreprise par rapport au dialogue social plus interne ?
DS : L’entreprise n’est pas une institution démocratique où la voix de chacun a le même poids. Une forme de collaboration entre les responsables, les managers et les salariés est indispensable dans l’entreprise en démocratie. On ne peut pas simplement faire appel à l’autorité pour imposer quoi que ce soit. Il est souhaitable que les participants à ce collectif comprennent ce dont il s’agit, qu’ils aient entre eux la solidarité et la compétition nécessaires pour vivre ensemble de façon satisfaisante et humaine tout en conservant les capacités d’innovation nécessaires.
La loi PACTE découle en grande partie des travaux de chercheurs réunis dans le cadre du Collège des Bernardins sur la raison d’être et la société à mission. Quel regard portez-vous sur le fait qu’un mouvement de recherche a eu un impact politique ? C’est suffisamment rare pour être souligné…
AS : En effet, en France, ce mouvement porté par des chercheurs en sciences de gestion, quelques sociologues ou des juristes, dans le cadre du programme du Collège des Bernardins, est récent. Cette approche scientifique de l’entreprise est donc relativement neuve. Ce mouvement a été déclenché à la suite de la crise de 2008.
DS : Je note qu’il aura fallu comme intermédiaire entre le monde de la recherche et du politique, le rapport Notat-Sénard, soit la rencontre et le prestige d’une syndicaliste reconnue et d’un grand chef d’entreprise. Cette conjonction semble avoir été nécessaire pour adopter la loi qui a suivi.
Dans le contexte actuel, notamment avec l’emprise des GAFAM, la démocratisation des entreprises que nous évoquons ne pourrait-elle pas rencontrer une limite ?
AS : C’est le moins qu’on puisse dire. Clairement, nous assistons à une transformation de notre société posant une infinité de questions sur la nature même de nos démocraties, notamment lorsque l’on constate les effets des réseaux sociaux sur les convictions politiques, la manière dont cela individualise les comportements et génère des bulles d’informations. Par ailleurs, il s’agit d’une démonstration de grande ampleur de l’effet de transformation des sociétés par les entreprises.
DS : Pour appuyer le propos d’Alain, au début, Internet a été un rêve de démocratie absolue où chacun pourrait entrer en relation avec tous et échanger par-delà toutes les frontières au sein d’une humanité réconciliée par la technique. Or, nous observons plutôt un système social qui se développe sans contrôle, déchainant plus les haines et les passions que les échanges. Nous en avions certainement l’intuition, mais nous en avons désormais l’expérience sensible.
En quoi la communication, et singulièrement la communication interne, peut-elle être un accélérateur positif dans le rapport entre entreprise et démocratie ?
AS : Nous observons une attente des individus par rapport à leur entreprise, son rôle dans la société et leur place au sein de celle-ci.. Cette importance flagrante ne va pas diminuer. Pour que la communication soit utile, il faut qu’elle ait un message fort et construit à faire passer. Quand les entreprises sauront formaliser leur utilité pour la société, la communication trouvera toute sa richesse et pourra jouer son rôle dans une dynamique de compréhension partagée à travers la contribution de chacun. À la lumière des enjeux actuels, cela rejoint le besoin de sens de la part des individus au sein de l’entreprise.
DS : Pour créer un collectif dans lequel chacun donne le meilleur de soi-même, il faut que les membres du collectif sachent quelle est leur action, et qu’ils aient la conviction d’y participer à différents niveaux. Dans l’espace démocratique, on ne peut pas demander aux gens d’obéir pour obéir. Ils ne le font que s’ils estiment qu’il est bien de le faire et que l’action contribue au but fixé. La communication interne traduit cette vision. Dans une société démocratique, on ne peut former, conduire et rendre efficace un collectif que dans ces conditions.