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« Grande démission », « quiet quitting » … et si on parlait vrai ?

2 janvier 2023

Jean-Marie Charpentier

Docteur en Sciences de l’information et de la communication, Jean-Marie est expert des questions de communication interne. Il a exercé au sein de grandes entreprises publiques, a enseigné à l’Université et est aujourd’hui consultant Études, communication et social. Jean-Marie est aussi administrateur de l’Afci.

On manque de chauffeurs de bus scolaires, on manque de profs, on manque de main d’œuvre dans la santé, l’agro-alimentaire, l’hôtellerie-restauration ou la construction ; des jeunes, à la fin de leurs études, répugnent à rejoindre des grands groupes du CAC 40… ou en démissionnent plus qu’avant. Il y a à cela différentes causes dont les rémunérations, mais une étude de la Dares(1)confirme le lien très fort avec les conditions de travail, qu’il s’agisse des contraintes physiques, des contraintes psycho-sociales et de l’impossibilité de pouvoir faire un travail de qualité. Alors, comme toujours, des expressions font florès. C’est le cas de la « grande démission » qui, par un classique phénomène d’hyperbole, a pour effet de réduire la réalité ou, plus exactement, de charger les seuls salariés du poids d’une infidélité ou, pire, d’une paresse qui ne dit pas son nom.

(1) Quelles sont les conditions de travail qui contribuent le plus aux difficultés de recrutement dans le secteur privé ?», Dares Analyses, n°26, juin 2022.

Il s’est passé quelque chose avec le Covid

Que l’on ait la charge du recrutement côté RH ou que l’on ait à traiter de la « marque employeur » côté communication, il n’est pas inutile de revenir sur une réalité plus complexe qu’il n’y paraît. Bien sûr, il y a ce qui relève de la conjoncture économique qui a oscillé en peu de temps entre le stop de la pandémie et le go de l’après, provoquant un appel d’air soudain. Bien sûr, il y a des contraintes sectorielles qui, au passage, ne sont pas toujours nouvelles.

Bien sûr, il y a des réalités d’entreprise, on pourrait même dire des cultures d’entreprise, qui comptent dans l’affaire.

Bien sûr, il y a dans la situation du chômage en France des déficits de formation, des problèmes d’attractivité, de mobilité, de logement…Tout ça, à certains égards, n’est pas très nouveau. Mais ce qui paraît certain, c’est qu’il s’est passé quelque chose avec le Covid. Quelque chose qui a trait non seulement à l’emploi, mais au travail. Longtemps, très longtemps, il n’a été question dans la société et même dans les entreprises que d’emploi, souvent sur le seul plan statistique et quantitatif. Qu’elle soit sanitaire ou climatique, la crise a eu pour effet de mettre au centre la question du travail.

Il a fallu que nous soyons confinés pour, paradoxalement, faire ressortir toute l’ampleur du travail et de ses transformations. Tout un impensé de ce qu’il représente est remonté à la surface venant bousculer des certitudes trop bien réglées. D’où les interrogations sur le sens du travail(2). « Mon activité est-elle essentielle à la vie ? Si oui, pourquoi est-elle si pénible, peu considérée et mal rémunérée ? Sinon, pourquoi continuer ? » Au-delà des débats sur le télétravail, les nouveaux espaces de travail, c’est le caractère politique du travail(3) qui a fait irruption en des termes assez lourds, en tout cas très concrets. Sa finalité comme son organisation ont à voir avec le « monde commun » dans lequel nous vivons et dans lequel nous souhaitons nous projeter. Les secousses sur le plan de la santé et du climat ont en quelque sorte servi de révélateurs.

Le travail n’est pas que l’emploi

Le travail n’est pas que l’emploi. Il faut lire à ce sujet le remarquable livre de Marie- Anne Dujarier(4) que vient de primer l’Afci en septembre dernier. La sociologue y rappelle opportunément que le mot travail renvoie à trois dimensions qui viennent de loin sur le plan historique. Il y a d’abord l’activité, autrement dit l’effort, la peine que l’on se donne pour faire quelque chose. Il y a par ailleurs l’ouvrage, c’est-à-dire le produit, le résultat du travail. Il y a enfin l’occupation qui permet la subsistance, ce qu’on finira par appeler emploi. À ne considérer que cette dernière dimension, on réduit l’expérience du travail. Or, c’est bien le travail dans ses trois dimensions qui a été questionné avec la pandémie et ses suites.

Ce que je fais, ce que je produis et le cadre dans lequel j’exerce mon activité… Chacun sent, plus ou moins distinctement, que nous vivons un moment fort sur le plan personnel et professionnel. D’une certaine façon, cette prise de conscience plus étendue de ce que représente le travail est une bonne nouvelle, même si les conséquences peuvent être délicates à appréhender.

DES JEUNES DÉSINVESTIS DU TRAVAIL ?

Dans le bruit autour de la « grande démission », circulent une série de stéréotypes. Parmi eux, il en est un qui concerne les jeunes. Les jeunes seraient désinvestis du travail par rapport aux générations antérieures. Une enquête conduite par l’Institut Harris Interactive « Le cœur des Français – Trajectoires et perspectives partagées par les Français en 2021 » révèle le contraire. Elle montre que :

  • les jeunes font de tous les items consacrés au travail une priorité nettement plus importante que ne le font les plus de 50 ans et l’ensemble des Français ;
  • 72% des jeunes déclarent qu’ils continueraient de travailler (42% en conservant le même travail, 30% en en changeant) s’ils n’avaient pas besoin d’argent pour vivre ;
  • une des qualités mises en avant par les jeunes et sur laquelle ils se distinguent massivement des adultes est l’ambition(5).

(2) Thomas Coutrot, Coralie Perez, Redonner du sens au travail Une aspiration révolutionnaire, Le Seuil, 2022

(3) « Les bouleversements contemporains nous rappellent que le travail est une activité politique », Anthony Hussenot, Emilie Lanciano, Jonathan Sambugaro, Philippe Lorino, The Conversation 21 Juillet 2022

(4) Marie-Anne Dujarier, Troubles dans le travail Sociologie d’une catégorie de pensée, PUF, 2022

(5) Étude citée par Martin Richer « Les jeunes, le travail et l’entreprise : pulvérisons quelques idées reçues », Métis, 5 septembre 2022

La manière dont nombre de salariés et de managers ont géré la phase de pandémie a sans aucun doute accru les exigences.

Jean-Marie Charpentier, Docteur en Sciences de l’information et de la communication

La manière dont nombre de salariés et de managers ont « géré » la phase de pandémie a sans aucun doute accru les exigences. Ils ont eu à faire face à l’inconnu et pour cela ils ont dû mettre à distance des process et des contrôles qui se sont révélés inadaptés. Cette réalité marquée par une plus grande autonomie a duré des mois. Aussi difficile qu’elle ait pu être pour chacun, elle a produit des acquis, de nouvelles relations. Il y a eu une manière d’éprouver le travail, on peut même dire une certaine fierté qui, ensuite, se sont heurté en sortie de crise à un retour difficile quand, dans les organisations, on a cherché à revenir au business as usual, c’est-à-dire au contrôle, au reporting, voire à des comportements de défiance. Pour tout dire, l’absence d’échanges sur l’organisation du travail après la phase aigüe de crise pèse aujourd’hui. Et l’on voit que le cocktail d’un télétravail assez verrouillé associé au flex desk et au retour du contrôle n’enchante guère, c’est le moins qu’on puisse dire.

De fortes interrogations sur le sens du travail

L’épreuve du Covid est intervenue après des années de changements incessants sur fond d’individualisation. Avec cette injonction paradoxale demandant à chaque salarié de s’engager, d’être créatif et, en même temps, d’être sous le gouvernement des procédures et du contrôle. C’est là que ça coince dans de nombreux secteurs professionnels et c’est là que l’on touche au sens du travail. Thomas Coutrot et Coralie Perez nous en rappellent les principaux ressorts : « Je fais quelque chose d’utile aux autres », « J’éprouve le sentiment du travail bien fait », « Dans mon travail, j’ai l’occasion de développer mes compétences »(6). Le sens du travail naît de l’articulation de ces dimensions. Il est intéressant de constater dans les études que parmi les différents métiers qui ont le plus fort sens du travail arrive en tête celui d’assistante maternelle du fait de l’alignement positif des dimensions évoquées.

Dans les transformations, menées souvent à marche forcée ces dernières années, le sens s’est quelque fois perdu en route. Il s’est perdu quand le travail bien fait s’est trouvé « empêché » par une rationalisation à vocation financière. Il s’est perdu quand les collectifs ont cédé du terrain enlevant aux salariés des ressources en matière de solidarité et d’entraide. Le Covid n’a en somme que fait rejaillir, parfois cruellement, ces manques à l’heure d’une numérisation, voire d’une plateformisation croissantes.

Des chercheurs en sciences de gestion(7) en ont constaté récemment les effets sur les salariés. « L’individu passe par une palette d’émotions négatives (ennui, inquiétude, méfiance, accablement, tristesse, colère, etc.). Quant au collectif, il est confronté à des difficultés dans le travail au quotidien pour mener son activité, pour communiquer, pour intégrer les nouveaux salariés, pour le management et le travail en flex office. »

Quelles interventions des RH et des communicants                                                                                                                                                                  

Cela fait déjà quelque temps que les RH ou les communicants ont bien senti qu’il y avait un problème du côté du travail. Ils l’ont exprimé à leur manière, que ce soit à travers « l’expérience collaborateur », « la symétrie des attentions » entre clients et salariés, « la marque employeur ». Si ces démarches ont eu le mérite de déplacer le curseur vers l’interne et ce qui s’y passe, force est de constater qu’un excès de marketing a contribué à euphémiser les choses et à maintenir une distance avec la réalité du travail. Dans la période post-Covid, il y a besoin de se reconnecter au réel, sinon les mots perdent leur substance.

Les RH se sont tenus éloignés longtemps de l’organisation du travail et les communicants ont manqué de connexions avec la parole au travail et sur le travail. L’attractivité des entreprises ne se joue pas dans un marketing déconnecté, mais dans un effort de cohérence entre l’image, l’organisation et la réalité vécue du travail. Tout ce que les RH et les communicants pourront faire pour soutenir le retour des collectifs, l’affirmation et la fierté des métiers, la qualité du travail bien fait et la possibilité d’en débattre à travers des espaces de discussion ou des groupes d’analyse de pratiques est de nature à redonner du sens là où il fait défaut.

On voit bien que pour ne pas rester en l’air les efforts réels accomplis dernièrement pour préciser la « raison d’être » et la « mission » des entreprises doivent encore pouvoir s’incarner au plus fin du travail. C’est le moment d’aller plus loin, plus loin que l’intention et l’affichage. Affaire de cohérence sans aucun doute.

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